jeudi, décembre 30, 2010

Le Bloc - 2 - Diaz


Je ne sais pas. Je ne sais pas. Je ne vois pas pourquoi je saurais, d’ailleurs. Je n’ai jamais été quelqu’un d’important. Je ne sais pas, mais on voudrait me faire dire que je sais. Et je ne sais même pas quoi ! Mais c’est toujours la même antienne : « À vous de nous le dire ! »

La dernière fois – la dernière fois dont je me souviens – c’était à propos de mon code secret. Dans le blanc aveuglant de la séance, c’était encore et toujours la même répétition, pendant une éternité. Yeux racornis par la lumière brûlante, la gorge en feu d’avoir trop longtemps résisté, nié. Des heures et des heures à répéter sans fin la même séquence :
- Votre code secret ?
- Mon code secret est strictement personnel et confidentiel, et ne doit en aucun cas être révélé à des tiers.
- Votre code secret ?
- Mon code secret est strictement…
Oh, à quoi bon ? J’ai été endoctriné, formé, testé, surveillé, tenté pendant si longtemps avant qu’on ne m’accorde ce précieux sésame. Le conditionnement est si profondément ancré en moi que je ne saurais m’en défaire, même si je le voulais.
Et encore et encore, la litanie continuait :
- Votre code secret ?
Les paupières qui tombent d’elles-mêmes, incapables de soutenir plus longtemps la brûlure. Et le malaise qui aussitôt s’installe, tord le ventre, serre la poitrine, jusqu’à ce que, incapable d’en supporter plus, je rouvre les yeux. Une séance interminable, un battement de question-réponse toujours identiques, toujours renouvelées. Et puis l’autre voix, soudain :
- Votre code secret ?
- Mon code…
- Je sais qu’il est personnel et confidentiel. Ce n’est pas votre code secret que je vous demande.
- Hein ? Mais…
Une main qui masque brièvement la lumière, une planchette tenue sous mes yeux pendant quelques secondes, assez longtemps pour déchiffrer, au beau milieu de la feuille quadrillée, la séquence de lettres et de chiffres que je connais si bien. Griffonnée d’une main pressée, étalée dans une obscène nudité, mon code secret s’étale devant mes yeux abasourdis.
- Votre code secret nous le connaissons. Ce n’est pas cela que nous voulons savoir.
- Mais… Quoi alors ?
Quand la muraille contre laquelle je me bats se désagrège sous mes poings en une impalpable poussière, je me sens au bord de la chute libre, vide au creux du ventre, plus rien à repousser, plus rien contre lequel résister. Un malaise encore plus fort me serre la gorge, me comprime les côtes.
- Quoi ? Quoi ? QUOI ?
- Votre code secret ?
- QUOI ???
- Pourquoi ?
La bouche ouverte mais l’air qui manque, je balbutie : « Pourquoi ? »
La glossolalie s’empare de mon esprit et pendant que mon bourreau m’observe en silence, la ronde des « Pourquoi ? » envahit mon esprit. Pourquoi ce code ? Pourquoi ce choix ? Pourquoi cette question ?
Et pour confirmer le changement d’attaque, il reprend :
- Pourquoi ce code secret ?
- Pourquoi ?
- Oui, pourquoi ce code ? Vous savez que nous le connaissons. Ce que nous voulons savoir c’est pourquoi vous l’avez choisi.

Je sens comme un martèlement dans ma tempe droite. Un clignotement qui dit : « Danger ! » Ce n’est pas une situation normale. Ce n’est pas un cas de figure prévu par le conditionnement. Ce qu’on doit me demander, ce qu’on doit vouloir obtenir, c’est le code. Pas sa genèse. C’est le code qui… Que… Mais ce train de pensée se heurte aussitôt au barrage mental du conditionnement. Le code est secret et sacré. Mais ils le connaissent ! Ils l’ont même écrit sur cette feuille, au mépris de toutes les règles.
C’est un piège.
C’est forcément un piège.
- Mon code secret est strictement personnel et confidentiel, et ne doit en aucun cas être révélé à des tiers.
Un soupir. Long, profond, fatigué. Et la litanie reprend, à peine modifiée :
- Pourquoi ce code secret ?
- Mon code secret est strictement personnel et confidentiel…
Des minutes, des heures, jusqu’à l’oubli. Jusqu’au retour au bloc.
Avec, comme toujours en pareil cas, la chape de noirceur qui s’abat sur le souvenir des derniers moments de la séance. Cette noirceur, cet oubli qui me font toujours craindre d’avoir craqué et de ne plus m’en souvenir. D’avoir trahi. De m’être trahi. C’est ça, le plus difficile à vivre.

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