jeudi, décembre 30, 2010

Le Bloc - 3 - Carter


Une fourmi. Une simple fourmi ? Je dois avouer que j’ai un peu de mal à y croire. Cela fait des heures que je me demandais ce dont il s’agissait. Ce serait une simple, une vulgaire fourmi ? Ce serait trop drôle. Bon, quand je dis que cela faisait « des heures », évidemment qu’il s’agit d’une façon de parler. Au Bloc, la durée la plus fiable avec laquelle on puisse compter, c’est la seconde. La minute est entachée de tant d’imprécision qu’elle doit varier du simple au décuple selon l’individu, l’humeur, le moment, la lumière et j’en passe. Alors les heures… Mais l’esprit humain est ainsi fait qu’il garde ses vieilles habitudes de langage même quand elles sont devenues sans rapport avec la réalité. D’ailleurs, ce dernier mot lui-même est plus que sujet à caution. Qu’est-ce que la « réalité » au Bloc, voilà un sujet de débat à n’en plus finir.
D’ailleurs, il n’en finit plus.
Et pendant ces ratiocinations, la tache noire a progressé de quelques encablures, suivant une trajectoire erratique qui pourrait bien, effectivement, être celle d’une fourmi. Reste à identifier l’insecte avec plus de précision, si par chance il approche encore assez. Voyons, une fourmi ça dispose de six pattes ? Huit pattes ?Ah, non, c’est vraiment trop stupide, un oubli pareil. Fourmi, fourmi, fourmi. Six, ça doit être six. Huit, c’est les araignées, ça y est, ça me revient.
Donc une fourmi ? Mais comment une fourmi peut-elle être parvenue ici ? Comment une fourmi peut-elle exister ici ? C’est contraire à tout ce qu’il sait, tout ce qu’il a toujours vu des lieux. Propres. Aseptiques. Incompatibles avec de la vermine.
Ou alors, c’est Doh. Oui, sûrement, cela doit venir de Doh. Avec ses habitudes hygiéniques douteuses et ses lubies, c’est le candidat idéal pour Aïe !
Perdu dans mes idées, je viens de me redresser sans mégarde et de me cogner douloureusement la tête sur… Sur quoi, d’ailleurs ? Demi-tour, inspection du mur et découverte. Pas surprise, non. Si je me suis cogné, c’est contre quelque chose. La découverte, c’est des Dangéclair. Toute une rangée, sur le mur, à mi-hauteur, régulièrement espacés d‘une longueur de bras. Depuis quand sont-ils là, mystère. Mystère habituel et sans surprise : les modifications du bloc sont toujours sans préavis, sans témoin. Je sens une coulée de sueur me descendre le long de la colonne vertébrale, au moment où je me rend compte de ma chance : J’ai heurté un Dangéclair sans plus de désagrément qu’une petite bosse sur la nuque, c’est ce qui s’appelle de la chance !

Ce n’est pas la première fois que des Dangéclair font leur apparition dans le bloc. Tous les présents en ont eu l’expérience, directe ou par procuration. Le nom sous lequel on les désigne vient de l’éclair stylisé, inscrit dans le symbole universel du danger, un triangle la pointe vers le haut, qu’ils arborent. C’est d’ailleurs tout ce qui les distingue des boîtes, coffrets et autres renflements qui parsèment par occasion les murs et le sol du bloc. Tout ce qui les distingue de l’extérieur, évidemment, car le Dangéclair est – comme son nom l’indique – un danger particulier, d’autant plus retors qu’il ne se comporte par toujours de la même façon. Certains ont été foudroyé en les touchant, d’autre en passant à proximité, certains auraient presque réussi à les ouvrir avant d’être abattu. Autant dire qu’en heurter un de la tête et s’en tirer avec aussi peu de désagrément, c’est une chance à savourer. Avec précaution : la régularité dans le comportement ne fait pas non plus partie des caractéristiques des Dangéclair, inutile de chercher la souffrance.

Un mouvement à mes côtés : c’est Doh, attiré par le gémissement que j’ai involontairement poussé, qui décide de secouer sa léthargie et de se livrer à l’une des ineffables stupidités dont il a le secret : il s’approche de la rangée de Dangéclair nouvellement apparus, dansant d’un pied sur l’autre avec des petits mouvements circulaires de ses mains, comme s’il essuyait les Dangéclairs à distance. Une mélopée atonale sort de sa gorge pendant qu’il se dandine stupidement. Il accélère le mouvement de ses mains après s’être posté juste en face, à peine à un pied de distance, de l’un des dangereux objets. Et puis il se met à crier, de plus en plus fort : « C’est lui ! C’est lui ! C’EST LUI ! C’EST… »
Il est interrompu par un claquement, une détonation, une étincelle qui jaillit du Dangéclair et le frappe en pleine poitrine. Il s’effondre, le corps secoué de soubresauts incontrôlables. Soupirs partagés des présents.

Doh se trémousse au sol, de longues minutes, tandis que personne ne bouge. Et quand ses trémoussements cessent peu à peu, le soulagement envahi les poitrines : personne n’est apparu, Doh a été laissé à lui-même, c’est donc que ce n’était pas grave. Telle est l’étrange règle qui prévaut en ces lieux : si quelqu’un est secouru, il faut craindre le pire, et d’autant plus qu’il a été promptement secouru. A contrario, si nul ne s’inquiète d’un incident, d’un accident, d’une punition, c’est que – toute douloureuse qu’elle soit – il est bénin.

Doh reste étendu sur le dos un long moment, un filet de bave lui coulant au coin des lèvres. Les tremblements spasmodiques de son corps se calment peu à peu. Un peu de poussière retombe des Dangéclair. Doh est oublié.

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